Calon Ségur souriait dans une fin de printemps éblouissante et parfumée.
Costumes chics, étoles de soie colorées, les convives se pressaient aux portes de la chartreuse fraîchement rénovée. L’heure était à la joie, on célébrait l’aboutissement de travaux gigantesques, on voulait voir le visage d’un domaine qui révélait toute sa splendeur. Sur les longues tables blanches, comme dans une galerie d’art, les millésimes des trois dernières décennies attendaient d’être servis.
Cela faisait justement trente ans qu’ils ne s’étaient pas revus. La jeune journaliste au regard velouté, l’apprenti œnologue au franc sourire. La newyorkaise globetrotteuse, le médocain enraciné, autant l’un que l’autre épris de grands vins. Ils s’étaient rencontrés dans le chai de Calon lors d’une dégustation. Posant par habitude quelques mots noircis de tanins sur les pages de leur carnet, souriant un peu plus à chaque verre qu’on leur tendait, ils avaient fini par s’entendre sur ce qui leur semblait être l’âme du vin, le goût d’une rencontre, le mariage de la force et de la douceur. Ils avaient frémi l’un et l’autre à cette idée et ils s’étaient quittés.
Trente ans plus tard, dans le scintillement d’un Calon qu’ils redécouvraient, leur regard se croisa à nouveau, puis se figea. Un instant. Une éternité. Il s’avança, comme il l’avait fait autrefois. Son sourire emporta tout, la banalité du « comment vas-tu », les premiers mots qui n’osent pas. Bientôt la complicité revint, comme au premier jour, comme si chaque année écoulée n’avait compté qu’une seconde.
Le soleil rejoignait l’horizon doré et, alors que la foule s’enroulait vers les jardins, ils décidèrent d’un regard complice de s’attarder à la table de dégustation.
1995
Il reprit sur un ton appliqué :
– Nous venons de voir quatre millésimes typiques des Calon des décennies 60, 70 et 80. Tous assez légers mais séduisants, flatteurs, naturellement concentrés. À partir de 1995, un nouveau directeur technique, Nicolas Labenne, entre en scène.
Elle tendit aussitôt son verre qui s’illumina de noir à mesure que le vin y pénétrait.
– La couleur annonce un vin charnu et tannique. La bouche est bien sûr très solide, les tanins encore jeunes et peu fondus. On commence à entrevoir un joli fruit épicé. Mais est-ce que tous ces tanins laisseront le vin s’épanouir ?
– Je ne sais pas. Ce millésime marque un style radicalement différent, une extraction plus forte.
En parallèle on est passé de 24 à 18 mois de barrique.
– Il est donc plus Saint-Estèphe que Calon ?
– Ta formule a du sens, il faudra du temps pour la vérifier.
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